Juridiction compétente en matière de litiges fondés sur des pratiques restrictives de concurrence : le revirement de jurisprudence opéré par la cour de cassation

Les litiges fondés sur l’article L. 442-6 du Code de commerce relatif aux pratiques restrictives de concurrence, qui englobent notamment les notions de déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties et de rupture brutale de relation commerciale établie, relèvent en appel de la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris. Cette règle faisait jusqu’à présent l’objet d’une application extensive par la Cour de cassation.

Aux termes d’un arrêt du 29 mars 2017, confirmé par un second arrêt du 26 avril 2017, la Haute Juridiction, opérant un revirement de jurisprudence, a cependant jugé que dans certaines situations, ces litiges peuvent échapper à la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris et être valablement portés devant une autre cour d’appel.

1/ Rappel des règles de compétence exclusive édictées par les textes en matière de pratiques restrictives de concurrence

La compétence exclusive des juridictions spécialisées pour trancher des litiges fondés sur l’article L. 442-6 est prévue par les articles D. 442-3 et D. 442-4, ainsi que par les annexes 4-2-1 et 4-2-2 du même code (selon que le litige est porté devant un tribunal de commerce ou de grande instance).

Dans le présent article, seul l’article D 442-3 et son annexe 4-2-1 relatifs aux litiges commerciaux et faisant l’objet d’une jurisprudence plus abondante seront cités ci-après.

En première instance, ces juridictions spécialisées sont au nombre de huit  (Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort-de-France, Lyon, Nancy, Paris et Rennes). En appel, seule la Cour d’appel de Paris est compétence pour connaître des décisions rendues par les juridictions précitées. Ces dispositions sont d’ordre public[1].

Ces règles de compétence exclusive édictées par décret[2] sont applicables depuis le 1er décembre 2009 et s’appliquent aux procédures judiciaires introduites postérieurement à cette date.

Ainsi, les juridictions non spécialisées saisies de litiges fondés sur l’article L. 442-6 antérieurement au 1er décembre 2009 demeurent compétentes pour statuer[3].

Ces dispositions, de prime abord assez simples, ont cependant donné lieu à un abondant contentieux, les parties défenderesses à de tels litiges puisant là une source d’arguments procéduraux pour contester la compétence de la juridiction saisie.

Or, les débats sur ces questions de compétence s’avèrent assez complexes et débouchent souvent sur des décisions peu prévisibles voire contradictoires, créant de l’insécurité juridique pour les justiciables.

2/ L’application extensive des règles de compétence par les juges

De manière générale, l’application par les juges des règles de compétence exclusives posées par l‘article D. 442-3 se veut extensive.

Ainsi, il ressort de la jurisprudence que la compétence spéciale s’applique dès lors que l’article L. 442-6 est invoqué comme simple moyen de défense, même à titre subsidiaire ou reconventionnel[4] et ce, même à titre superfétatoire[5](!).

Davantage, la simple invocation par une partie du caractère brutal d’une rupture suffit, pour les juges, à entrainer l’application de l’article L. 442-6 et des règles de compétence qui en découlent [6], peu important que cette partie conteste fonder ses demandes sur cet article dès lors que l’application de l’article D. 442-3 n’est pas subordonnée à l’examen du bien-fondé des demandes[7].

On imagine ici les stratégies pouvant se dessiner, à la lumière d’une telle jurisprudence, du côté des défendeurs à un litige contractuel, le simple fait de glisser une référence à l’article L. 442-6 dans leurs écritures pouvant suffire pour soulever l’incompétence de la juridiction de droit commun saisie…

3/ La position de la Cour de cassation concernant plus spécifiquement la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris

La Cour de cassation, dont la tendance est également à l’application extensive des règles de compétence édictées par l‘articles D. 442-3, a pour sa part tranché le fait que l’inobservation de ces dernières est sanctionnée par une fin de non-recevoir qui doit être relevée d’office, et non par une exception d’incompétence[8].

La Cour considère en effet que les juridictions de première instance et d’appel non spécialement désignées n’ont pas de pouvoir juridictionnel pour statuer sur les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence.

Il s’en suit notamment qu’en cas d’appel interjeté devant une cour d’appel autre que celle de Paris, cet appel doit être déclaré irrecevable. Il appartient alors à l’appelant d’interjeter appel devant la juridiction d’appel parisienne…sous réserve que le délai d’appel ne soit pas expiré…ce qui amène fréquemment les parties à porter, par précaution, leur appel de manière concomitante devant la Cour d’appel de Paris et une autre cour d’appel potentiellement compétente.

Car les choses ne sont pas toujours simples.

Il peut en effet arriver que des cours d’appel non spécialisées aient néanmoins compétence pour connaître d’un litige fondé sur l’article L. 442-6.

Cela vise tout d’abord le cas où une décision rendue par une juridiction de première instance non spécialisée, saisie d’un tel litige antérieurement au 1er décembre 2009 (date d’entrée en vigueur du décret), est frappée d’appel. Comme indiqué précédemment[9], la cour d’appel dans le ressort de laquelle se situe la juridiction de première instance reste alors, dans cette hypothèse, valablement saisie de l’appel[10].

La question de la compétence de la cour d’appel se pose aussi lorsqu’une juridiction de première instance, bien que non spécialisée, s’est prononcée sur un litige relatif à l’article L. 442-6 dont elle a été saisie après le 1er décembre 2009. Faut-il alors saisir la Cour d’appel de Paris ou la cour d’appel « naturelle » de la juridiction de première instance ayant statué ?

L’article D. 442-3 prévoit que « la cour d’appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris », faisant ici uniquement référence aux huit juridictions spécialisées de première instance.

Cependant, fidèle à une application extensive de l’article D. 442-3, la Haute Juridiction a, dans un premier temps, confirmé la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris pour connaître même des décisions rendues par des juridictions non spécialisées.

En effet, la Juridiction Suprême considérait que la cour d’appel non spécialisée, saisie de l’appel formé à l’encontre d’une décision rendue à tort par une juridiction de première instance non spécialisée, devait « relever la fin de non-recevoir tirée de l’inobservation de la règle d’ordre public investissant la cour d’appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les appels formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce »[11].

4/ Le revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation

Dans l’arrêt commenté du 29 mars 2017[12], la Cour de cassation revient sur sa position.

En l’espèce, le Tribunal de Commerce de Bastia, juridiction non spécialisée, saisi après le 1er décembre 2009, d’un litige relatif à une rupture brutale de relation commerciale établie (article L. 442-6 I 5e), avait à tort rendu une décision sur le fond. Un appel avait été interjeté à l’encontre de cette décision devant la Cour d’appel de Bastia. Celle-ci s’était également prononcée sur le fond du litige.

La Chambre Commerciale de la Cour de cassation rappelle tout d’abord, au visa de sa propre jurisprudence, que la Cour d’appel de Paris ayant seule les pouvoirs juridictionnels pour statuer sur les litiges fondés sur l’article L. 442-6, la méconnaissance de cette règle est sanctionnée par une fin de non-recevoir devant être relevée d’office, et en conséquence, l’appel doit être déclaré irrecevable. La Haute Juridiction rappelle aussi que « cette règle a été appliquée à toutes les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’article L. 442-6 du code de commerce, même lorsqu’elles émanaient de juridictions non spécialement désignées ».

La Cour estime toutefois que l’application extensive de la règle précitée est « source, pour les parties, d’insécurité juridique quant à la détermination de la cour d’appel pouvant connaître de leur recours, eu égard aux termes mêmes de l’article D. 442-3 du code de commerce ».

La Cour estime donc qu’il est nécessaire « d’amender cette jurisprudence, tout en préservant l’objectif du législateur de confier l’examen des litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce à des juridictions spécialisées ».

Par conséquent , elle indique que « seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions de premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d’appel de Paris, de sorte qu’il appartient aux autres cours d’appel (…) de connaître de tous les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions situées dans leur ressort qui ne sont pas désignées par [l’article D. 442-3] », et ce « même dans l’hypothèse où celles-ci auront, à tort statué sur l’application [de l’article L. 442-6], auquel cas elles devront relever d’office, l’excès de pouvoir commis par ces juridictions en statuant sur des demandes qui, en ce qu’elles ne relevaient pas de leur pouvoir juridictionnel, étaient irrecevables ».

Au cas d’espèce, la Cour casse l’arrêt de la Cour d’appel de Bastia au motif que cette dernière, qui était elle-même dépourvue de tout pouvoir juridictionnel pour statuer, aurait dû relever d’office l’irrecevabilité des demandes fondées sur l’article L. 442-6 formées devant le Tribunal de Commerce de Bastia, juridiction non spécialisée.

La Haute Juridiction tente ainsi d’apporter un peu de clarification et de sécurité juridique aux parties désireuses de porter leur litige en appel et en proie au doute quant à la juridiction qu’il convient de saisir, dans le but de leur éviter la saisine de deux cours d’appel pour éviter toute forclusion.

Et la Cour de cassation persiste et signe en confirmant, moins d’un mois après, sa nouvelle jurisprudence, par un arrêt du 26 avril 2017[13] dans lequel elle réaffirme que « le pouvoir juridictionnel exclusif dont dispose la cour d’appel de Paris pour connaître des litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce est limité aux recours contre les décisions rendues par les juridictions désignées à l’article D. 442-3 du code de commerce ».

En l’espèce, la Haute Juridiction considère que la Cour d’appel de Versailles aurait dû déclarer recevable le contredit formé devant elle à l’encontre d’un jugement d’incompétence du Tribunal de Commerce de Pontoise (juridiction non spécialisée), au lieu de soulever d’office son incompétence au profit de la Cour d’appel de Paris. En application de sa nouvelle jurisprudence, la Cour de cassation a estimé que la Cour d’appel de Versailles avait dans ce cas les pouvoirs juridictionnels pour statuer sur une décision rendue par une juridiction non spécialisée située dans son ressort, et qu’elle aurait ainsi dû constater le défaut de pouvoir juridictionnel de cette dernière pour statuer sur les demandes fondées sur l’article L. 442-6.

Il convient néanmoins de tempérer la portée de ce revirement jurisprudentiel, en particulier lorsqu’une décision sur le fond a été rendue, à tort, par une juridiction de première instance non spécialisée. En effet, dans pareille hypothèse, les pouvoirs conférés aux cours d’appel autres que celle de Paris sont limités à la possibilité pour celles-ci de constater l’excès de pouvoir des premiers juges, puisqu’elles-mêmes ne disposent pas des pouvoirs juridictionnels pour trancher le fond d’un litige fondé sur l’article L. 442-6.

En revanche, lorsqu’un jugement d’incompétence est rendu par une juridiction de première instance non spécialisée et fait l’objet d’un contredit, à l’instar des faits de la décision du 26 avril 2017 précitée, le nouveau positionnement de la Cour de cassation est intéressant en ce qu’il permet désormais aux parties de saisir valablement une cour d’appel autre que celle de Paris pour que celle-ci se prononce sur cette question de compétence.

En somme, cette jurisprudence ne met pas un terme à la complexité procédurale du contentieux des pratiques restrictives de concurrence, mais offre davantage de visibilité aux parties et leur permet dans certains cas, d’éviter l’engorgement du rôle de la chambre de la Cour d’appel de Paris en charge de ce contentieux…


[1] Cass. Com., 31 mars 2015, n°14-10016

[2] Décret n°2009-1384 du 11 novembre 2009 relatif à la spécialisation des juridictions en matière de contestations de nationalité et de pratiques restrictives de concurrence

[3] Article 8 du Décret précité

[4] Cour d’appel de Grenoble, Chambre commerciale, 30 Juin 2016, n° 13/04262

[5] Cour d’appel de Douai, 2e chambre, 1re section, 4 Avril 2012, n° 12/00259

[6] Cour d’appel de Lyon, 3e chambre A, 9 Octobre 2014, n° 13/00609

[7] Cass., Com., 26 mars 2013, n°12-12.685

[8] Cass. Com., 24 septembre 2013, n°12-21089 ; Cass. Com., 31 mars 2015, n°14-10016 précité

[9] Article 8 du Décret précité

[10] Cass. Com., 24 septembre 2013, n°12-24538

[11] Cass. Com., 31 mars 2015, n°14-10016 précité

[12] Cass. Com., 29 mars 2017, n°15-24241

[13] Cass. Com., 26 avril 2017, n°15-26780

Stéphanie Yavordios

Mai 2017