Evolution de la jurisprudence en matière de dénigrement : la nécessaire prise en compte du droit à la liberté d’expression.

Par un arrêt récent, la Chambre Commerciale de la Cour de cassation a nuancé les conditions d’application du dénigrement en intégrant à sa réflexion le droit à la liberté d’expression.

Cette évolution jurisprudentielle n’est pas neutre pour les acteurs économiques susceptibles d’être confrontés à des situations de dénigrement dans l’exercice de leur activité commerciale, notamment dans l’hypothèse fréquente de litiges portant sur des faits de concurrence déloyale.

Cet arrêt fournit ainsi une opportunité de revenir sur la notion de dénigrement et son évolution jurisprudentielle récente.

1/ Rappel de la notion de dénigrement 

Le dénigrement est le fait de jeter le discrédit sur une entreprise en répandant des informations malveillantes sur les produits, les services, le travail ou la personne de cette dernière. Il ouvre droit à réparation lorsque l’entreprise visée est désignée, expressément ou implicitement, ou identifiable par sa clientèle.

Le dénigrement, qui constitue un cas de responsabilité quasi délictuelle, se rencontre fréquemment dans le cadre de litiges portant sur des faits de concurrence déloyale[1].

Cette notion ne se confond pas avec la diffamation, laquelle est définie à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

La Cour de cassation a rappelé la distinction entre les deux notions dans les termes suivants : « les appréciations, même excessives, touchant les produits, les services ou les prestations d’une entreprise industrielle et commerciale n’entrent pas dans les prévisions de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne physique ou morale qui l’exploite »[2].

2/ L’application jurisprudentielle de principe du dénigrement

Jusqu’à récemment, la jurisprudence considérait qu’en présence de propos de nature à discréditer un tiers, le dénigrement était constitué, peu important que les informations soient exactes ou inexactes.

De tels propos étaient par principe dénigrants et donc fautifs.

C’est ce qu’a, par exemple, jugé la Chambre commerciale de la Cour de cassation pour le cas :

  • d’une entreprise qui avait adressé à des distributeurs une lettre les informant de la non-conformité à une directive européenne de produits fabriqués par son concurrent[3] ;
  • du titulaire d’un brevet qui avait informé les clients de son ancien licencié que les produits commercialisés par ce dernier mettaient en œuvre des inventions protégées et que cette commercialisation comportait un risque de contrefaçon[4] ;
  • d’une entreprise qui avait dénoncé à la clientèle de son concurrent une action en justice engagée à l’encontre de ce dernier ou sur le point de l’être mais qui n’avait donné lieu à aucune décision de justice[5].

3/ L’évolution récente de la jurisprudence : une application plus nuancée du dénigrement au profit du droit à la liberté d’expression

  • Une évolution jurisprudentielle amorcée par la Première Chambre Civile de la Cour de cassation

Lors d’une première affaire datant de juillet 2018[6], la Première Chambre Civile de la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence relative au dénigrement, en nuançant l’application de principe de celui-ci au profit du droit à la liberté d’expression défini à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (ci-après la « CEDH »).

Au cas d’espèce, un laboratoire fabriquant un complément en vitamine D destiné aux nourrissons (dénommé Uvestérol) reprochait à une agence de presse d’avoir publié sur le site Internet d’une revue spécialisée éditée par celle-ci, un article d’abord intitulé « Uvestérol : un complément empoisonné pour vos enfants », puis remplacé par « Uvestérol : un complément inquiétant pour vos enfants ». Le laboratoire reprochait également à l’agence d’avoir diffusé à ses abonnés un bulletin d’information électronique intitulé « Uvestérol, un poison pour vos enfants ».  Le laboratoire a donc assigné l’agence de presse, sollicitant notamment la réparation de son préjudice résultant d’actes de dénigrement.

La Première Chambre Civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel. Ce dernier avait fait droit aux demandes du laboratoire au motif qu’en matière de dénigrement il importait peu que l’agence de presse ait ou non disposé d’une base factuelle suffisante pour s’exprimer.

Au visa de l’article 10 de la CEDH précité, la Première Chambre Civile a énoncé les conditions dans lesquelles il pouvait être fait obstacle au dénigrement au profit de la liberté d’expression, lequel inclut le droit de libre critique :

« même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre, peut constituer un acte de dénigrement ; que, cependant, lorsque l’information en cause se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, cette divulgation relève du droit à la liberté d’expression, qui inclut le droit de libre critique, et ne saurait, dès lors, être regardée comme fautive, sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure ; » (surlignements en gras ajoutés)

  • Une évolution jurisprudentielle confirmée par la Chambre Commerciale de la Cour de cassation

Dans l’arrêt commenté du 9 janvier 2019[7], la Chambre Commerciale, s’alignant sur la position de la Première Chambre Civile précitée, a nuancé à son tour sa jurisprudence relative à l’application de principe du dénigrement.

En l’espèce, un fabricant de meubles de jardin (ci-après « la société X ») qui commercialisait ses produits par l’intermédiaire d’un agent commercial (ci-après « la société Y »), avait assigné en contrefaçon de ses modèles communautaires une entreprise italienne spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de meubles de jardin (ci-après « la société Z »).

La société Z estimait que la société Y avait organisé à son encontre une campagne de dénigrement en divulguant l’existence de cette action en justice, ce qui avait conduit plusieurs de ses clients à renoncer à des commandes. La société Z avait alors assigné la société Y en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale.

Les juges d’appel avaient écarté le dénigrement au motif que ni le caractère non objectif, excessif ou dénigrant, voire mensonger, des informations communiquées visant la société Z, ni le caractère menaçant des propos tenus à l’égard des distributeurs, seuls susceptibles de caractériser un procédé déloyal selon eux, n’étaient démontrés.

Saisie du pourvoi formé par la société Z, la Chambre Commerciale a, au visa notamment de l’article 10 de la CEDH et dans les mêmes termes que la Première Chambre Civile, énoncé les conditions permettant de faire obstacle au dénigrement au profit de la liberté d’expression :

« même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure » (surlignements en gras ajoutés)

Au cas d’espèce, la Chambre Commerciale a cassé l’arrêt d’appel, considérant que la divulgation à la clientèle, par la société Y, de l’action en contrefaçon alors que celle-ci n’avait pas donné lieu à une décision de justice, était une information dépourvue de base factuelle suffisante en ce qu’elle reposait sur le seul acte de poursuite engagé par le titulaire des droits. Pour la Haute Juridiction, cela constituait donc un acte de dénigrement fautif.

Il ressort des deux décisions précitées que si le dénigrement peut être caractérisé même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les parties, la liberté d’expression, incluant le droit à la libre critique, peut lui faire obstacle lorsque les trois conditions suivantes sont réunies :

  • la divulgation doit concerner une information se rapportant à un sujet d’intérêt général ;
  • cette information doit reposer sur une base factuelle suffisante ;
  • la divulgation doit être exprimée avec une certaine mesure.

Cette jurisprudence ouvre incontestablement la voie à de nouveaux développements dans le cadre des débats (pré) contentieux relatifs au dénigrement, notamment pour les parties mises en cause qui ne manqueront pas de faire valoir leur liberté d’expression comme cause d’exonération de leur responsabilité.

Il appartiendra donc désormais aux juges d’opérer un contrôle de la proportionnalité de l’atteinte à la liberté d’expression afin de retenir ou pas la qualification de dénigrement.


[1] Article 1240 (anciennement 1382) du Code civil relatif à la responsabilité quasi délictuelle

[2] Cass. Civ. 1e, 20 septembre 2012, n°11-20963. Surlignements en gras ajoutés.

[3] Cass. Com., 24 septembre 2013, n°12-19790

[4] Cass. Com., 27 mai 2015, n°14-10800

[5] Cass. Com. 20 septembre 2016, n°15-10939

[6] Cass. Civ. 1e, 11 juillet 2018, n°17-21457

[7] Cass. Com., 9 janvier 2019, n°17-18350

Stéphanie Yavordios

Mars 2019