Un accord anticoncurrentiel même d’importance mineure peut être sanctionné en France

Interrogée par voie de question préjudicielle sur la portée de la communication dite « de minimis » de la Commission européenne, la Cour de justice de l’Union européenne a récemment précisé qu’une autorité nationale de concurrence pouvait valablement appliquer l’article 81, paragraphe 1, à un accord n’atteignant pas les seuils de part de marché fixés par la Commission, dès lors que cet accord constitue une restriction sensible de la concurrence.

1 – Rappels sur la règlementation communautaire applicable en matière d’interdiction d’accords anticoncurrentiels et sur la « communication de minimis » de la Commission européenne

Aux termes de l’article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne (désormais article 101, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)), sont interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, restreindre ou de fausser le  jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

Toutefois, il est de jurisprudence constante qu’un accord d’entreprises échappe à la prohibition de cette disposition lorsqu’il n’affecte le marché que d’une manière insignifiante( Cf. pour exemples, arrêts du 9 juillet 1969, Völk, 5/69, Rec. P. 295, point 7, et du 28 mai 1998, Deere/Commission, C-7/95 P, Rec. P. I-3111, point 77 ).

La Commission a publié, au cours de l’année 2001, une communication « concernant les accords d’importance mineure qui ne restreignent pas sensiblement le jeu de la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne (communication dite « de minimis »)( Journal officiel C 368 du 22.12.2001 ).

Dans cette communication, la Cour de Justice considère que les dispositions de l’article 81, paragraphe 1, du traité CE interdisant les accords susceptibles d’affecter la concurrence, ne sont pas applicables lorsque l’incidence de l’accord sur les échanges au sein de l’Union européenne (UE) ou sur la concurrence n’est pas sensible.

La Commission européenne a défini, au moyen de seuils de marché, ce qui ne constituait pas une restriction sensible de la concurrence au sens de l’article 81 du traité CE.

Ainsi, le seuil de sécurité instauré par la communication « de minimis » s’applique aux accords entre concurrents existants ou potentiels (accords horizontaux) pour autant que leur part de marché cumulée ne dépasse pas 10 %. Pour les accords entre non-concurrents (accords verticaux), la part de marché de chacune des parties ne devrait pas excéder 15 % pour s’inscrire dans le cadre de la communication. En ce qui concerne les marchés avec effet cumulatif des réseaux parallèles d’accords ayant des effets similaires, ces seuils de part de marché sont abaissés à 5 %.

La Commission précise que cette définition par défaut du caractère sensible ne signifie pas que les accords conclus entre des entreprises dépassant les seuils indiqués dans la communication, restreindraient nécessairement le jeu de la concurrence de manière sensible.

La Commission précise aussi que bien qu’étant dépourvue de force contraignante à leur égard, la communication « de minimis » a pour but de donner des indications aux juridictions et autorités des États membres pour l’application de l’article 81 du traite CE.

S’agissant du rôle des autorités des Etats membres dans le respect du droit communautaire de la concurrence, l’article 3 du règlement 1/2003 du 16 décembre 2002 « relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité » impose aux autorités nationales, lorsqu’elles appliquent le droit interne interdisant les accords anticoncurrentiels susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité CE, d’appliquer également, en parallèle, ledit article 81.

Enfin, le même article du règlement 1/2003 prévoit que l’application du droit national de concurrence ne peut pas entraîner l’interdiction de telles ententes si celles-ci n’ont pas pour effet de restreindre la concurrence dans le marché intérieur au sens de l’article 81,  paragraphe 1, du traité CE.

2 – Rappel de la règlementation française applicable en matière d’interdiction d’accords anticoncurrentiels

En droit interne, les accords anticoncurrentiels sont prohibés par l’article L. 420-1 du Code de commerce, lorsqu’ils ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausse le jeu de la concurrence sur un marché.

En outre, en vertu de l’article L. 464-6-1, l’Autorité de la concurrence peut décider de ne pas poursuivre la procédure, lorsque les pratiques mentionnées à l’article L. 420-1 précité ne dépassent pas certains seuils – ces derniers étant identiques à ceux fixés dans la communication « de minimis ». Toutefois, cette dérogation n’est pas applicable si lesdites pratiques contiennent l’une des restrictions caractérisées de concurrence listées à l’article L. 464-6-2 du même code.

3 – Le litige au principal et la question préjudicielle posée à la CJUE

Dans le présent litige, la SNCF avait créé avec Expedia, société américaine spécialisée dans la vente de voyages sur Internet, une filiale commune dénommée Agence de voyages SNCF.com (« Agence VSC »).

Par décision du 5 février 2009, l’Autorité de la concurrence a considéré que le partenariat entre la SNCF et Expedia créant l’Agence VSC constituait une entente contraire aux articles 81 du traité CE et L. 420-1 du code de commerce, ayant pour objet et pour effet de favoriser cette filiale commune sur le marché des services d’agence de voyages fournis pour les voyages de loisirs au détriment des concurrents. Elle a infligé des sanctions pécuniaires tant à Expedia qu’à la SNCF.

L’Autorité de la concurrence a notamment estimé qu’Expedia et la SNCF étaient concurrentes sur le marché des services en ligne d’agences de voyages de loisirs, qu’elles détenaient plus de 10 % des parts de ce marché et que, par conséquent, la règle «de minimis», telle qu’énoncée dans la communication de la Commission, ainsi qu’à l’article L. 464-6-2 du code de commerce précité, ne trouvait pas à s’appliquer.

La Cour d’appel de Paris, confirmant la décision de l’Autorité de la concurrence, a notamment jugé qu’au regard du libellé de l’article L. 464-6-1 du code de commerce précité, l’Autorité de la concurrence avait, en tout état de cause, la possibilité de poursuivre les pratiques mises en œuvre par des entreprises dont les parts de marché se trouvaient en deçà des seuils fixés par ce texte ainsi que par la communication «de minimis».

Saisie du pourvoi formé par Expedia contre cet arrêt, la Cour de cassation a relevé que s’il n’était pas contesté que l’entente en cause au principal ait un objet anticoncurrentiel, il n’était pas établi que la Commission poursuivrait une telle entente dans l’hypothèse où les parts des marchés concernés ne dépasseraient pas les seuils fixés dans la «communication de minimis».

Toutefois, la Cour de cassation a estimé que les affirmations de la «communication de minimis», selon lesquelles celle-ci était dépourvue de force contraignante à l’égard des juridictions et des autorités des États membres et ne préjugeait pas l’interprétation de l’article 101 TFUE qui pourrait être donnée par les juridictions de l’Union européenne, introduisaient un doute sur le point de savoir si les seuils de part de marché institués par cette communication constituaient une présomption irréfragable d’absence d’effet sensible sur la concurrence au sens dudit article.

Dans ces conditions, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union Européenne la question préjudicielle suivante:

« Les articles 101, paragraphe 1, TFUE et 3, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’une pratique d’accords, de décisions d’associations d’entreprises, ou de concertation qui est susceptible d’affecter le commerce entre États membres, mais qui n’atteint pas les seuils fixés par la Commission européenne dans sa communication [de minimis], soit poursuivie et sanctionnée par une autorité nationale de concurrence sur le double fondement de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et du droit national de la concurrence ? »

4 – La position de la Cour de justice de l’Union Européenne

Dans la décision étudiée( Arrêt du 13 décembre 2012, n°C-226/11, Expédia / Autorité de la concurrence e.a. ), la Cour de Justice de l’Union Européenne observe que :

  • La communication « de minimis », comme elle l’indique elle-même, vise à exposer, de manière indicative, la manière dont la Commission, agissant en tant qu’autorité de la concurrence de l’Union, appliquera elle-même l’article 101 TFUE, mais n’a pas vocation à lier les autorités de concurrence et les juridictions des États membres ;
  • En conséquence, afin de déterminer le caractère sensible ou non d’une restriction du jeu de la concurrence, l’autorité de concurrence d’un Etat membre peut prendre en considération les seuils établis dans la communication « de minimis » sans pour autant être obligée de s’y tenir ;
  • Toute appréciation des faits de la cause au principal relève de la compétence du juge national( Cf. arrêt du 8 septembre 2010, Winner Wetten, C-409/06, Rec. p. I-8015, point 49 et jurisprudence citée );
  • Selon une jurisprudence constante, aux fins de l’application de l’article 81, paragraphe 1, du traité CE, la prise en considération des effets concrets d’un accord est superflue, dès qu’il apparaît que celui-ci a pour objet de restreindre, d’empêcher ou de fausser le jeu de la concurrence( Cf. arrêts du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission, 56/64 et 58/64, Rec. p. 429, ainsi que du 8 décembre 2011, KME Germany e.a./Commission, C-272/09 P, non encore publié au Recueil, point 65, et KME Germany e.a./Commission, C-389/10 P, non encore publié au Recueil, point 75 );
  • En conséquence, il y a lieu de considérer qu’un accord susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres et ayant un objet anticoncurrentiel constitue, par sa nature, et indépendamment de tout effet concret de celui-ci, une restriction sensible du jeu de la concurrence.

La Cour déduit de ces constations que les articles 81, paragraphe 1, du traité CE, et 3 du règlement n°1/2003 ne s’opposent pas à ce qu’une autorité nationale de concurrence

applique ledit article 81, paragraphe 1, à un accord entre entreprises susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres, mais qui n’atteint pas les seuils fixés par la Commission dans sa communication « de minimis », pourvu que cet accord constitue une restriction sensible de la concurrence au sens de cette disposition.

Cette décision instaure une certaine insécurité juridique pour les entreprises qui ne peuvent plus considérer qu’elles ne seront pas sanctionnées par les autorités de concurrence et les juridictions nationales, dès lors que leurs parts de marché seront en dessous des seuils fixés par la Commission et que leur accord ne contiendra pas l’une des restrictions de concurrence caractérisées limitativement énumérées.

Stéphanie Yavordios

Janvier 2013